Le mot de Jacques Bertin

 

Le Petit Format n° 96 (juil.août)

La lettre d'information des adhérents du Centre de la Chanson.

Sommaire :
Gérard Morel, Philippe Séranne, Claire Lafrenière, Monica Passos, Festival Pause-Guitare à Albi, Francofolies de Spa, Jean-Pierre Huser
et à l'occasion des 20 ans du Centre, une tribune libre offerte à des journalistes, des personnalités, pour ce n° Jacques Bertin répond à la question Que s'est-il passé en 20 ans dans le métier...
Et les rubriques agenda, festivals, stages, tremplins, disques.

 













1 9 8 8 - 2 0 0 8 : les 20 ans du Centre de la chanson…


20 ans et la chanson :
L'ordre règne…

 

Désastreuses années 80 ! Il y avait eu l'extraordinaire génération des fondateurs qui, de la guerre, jusqu'aux années 60, avaient inventé la chanson d'auteurs, hissant "la variété" au rang des autres arts : personnalisation de l'inspiration, droit de tout dire, etc. Puis une deuxième génération, qui prenait de front le "métier" en s'appuyant sur l'essor de l'associatif et du socio-culturel, lesquels fournissaient des salles et du public. Ce furent les belles années 70.
Les journaux et radios rendaient compte - pour peu de temps encore -. Mais l'industrie du disque et la
"libéralisation" des ondes firent émerger un show business grossier, impérieux et massificateur. Et avec l'arrivée de la gauche aux affaires, on eut l'amitié languiste avec les "industries culturelles" (disparition des disquaires, massification de la consommation), le mépris de l'éducation populaire et du sociocul, bref, l'indifférence envers la chanson. Le commerce conquit sans lutte toutes les places, radiophoniques, télévisuelles, journalistiques.
Et, pour finir, le public eut l'obligation de par la loi d'entendre sur les ondes publiques une moitié de variétés anglaises et une moitié de merdes françaises. Une insulte. Absence totale des pouvoirs publics culturels. Aujourd'hui comme hier : nuls absolument. La chanson, ça n'existe pas.
Après avoir tout dévasté, l'industrie du disque est en train de s'effondrer, et l'industrie du spectacle va prendre la succession, Zéniths et autres énormités.
L'ordre règne. Pas une voix discordante. La chanson est devenue "la musique" ; enfouie sous les décibels. Chaque chanteur est un petit candidat à la grande tombola, adversaire de tous les autres, qui grenouille de son côté, la peur au ventre. Les filles chantent fort, on ne sait pas pourquoi. La chanteuse d'aujourd'hui, c'est une matrone qui passe la moissonneuse-batteuse dans les Grandes Plaines… Les garçons ne chantent pas, non, ils susurrent avec des voix de postadolescents qui ont reçu le mur de leur chambre à coucher sur la tête. Ne dites pas à ce garçon qu'il pourrait aussi chanter, vous briseriez son esthétique ; et donc son espoir de carrière…
Le public ? On lui a coupé ses oreilles. Il ne connaît pas le patrimoine. Où pourrait-il l'entendre ? (Un phénomène se développe, pourtant, se multiplie, qu'il faut citer : de plus en plus de gens, par bandes, quinquas et sexagénaires, organisent chez eux ou dans un hangar les spectacles et concerts que l'institution culturelle de leur ville ne leur donne jamais. Et ce sentiment d'être certainement en dehors de toute mode est une revanche.).
Les moeurs du show business ont gagné toute la culture. Certains éditeurs de livres et quelques gens bien s'affolent un peu. Mais c'est trop tard. Car toute la société est désormais contaminée. Notre Président est le premier président médiatique ; la République française n'est plus qu'une émission de prime-time.

 

in Le Petit Format (lettre d'information des adhérents du Centre de la chanson), n° 96, juillet - août 2008

 


Jacques Bertin