Le bloc-notes de
Bernard Langlois


Politis
18 juin 2009

Extrait du bloc-notes de Bernard Langlois (jeudi 18 juin 2009)

 

 

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Sensations !

Les journalistes en général (les critiques littéraires en particulier) achètent peu de livres : ils en reçoivent déjà bien plus qu’ils ne peuvent en lire. Auteurs et éditeurs, eux, envoient gracieusement leurs dernières parutions aux journaux et en attendent (espèrent !) un retour sous forme de chronique, note de lecture, notice, signalement… Bref, un retour. Normal. Déjà, ils sont souvent déçus, tant il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus (de lus…). Aussi, quand un auteur s’exonère de cette pratique en usage du «service de presse», il ne doit pas s’attendre à une couverture qui lui tiendra chaud pour l’hiver !

À cette règle, il est des exceptions, en tout cas en ce qui me concerne : tel bouquin, qu’on a omis de m’adresser (ben alors ?) mais dont la lecture me démange, déclenchera l’acte d’achat (dernier exemple en date : le Lièvre de Patagonie, de Claude Lanzmann ; l’ultrasioniste directeur des Temps modernes ne risquait pas de me dédicacer son ouvrage, je l’ai donc acheté et ne le regrette pas, quelle vie, quel style : c’est un livre magnifique !) ; j’ai aussi passé commande du premier roman de Jacques Bertin, après qu’il a signalé à son réseau qu’il ne ferait aucun service : ça se comprend d’autant mieux, dans son cas, que l’ami Jacques s’autoédite et n’a pas la force de frappe d’une grande maison pour faire connaître ses écrits – ses disques non plus du reste. Si j’ai un peu traîné, par naturelle nonchalance – mais Bertin n’est pas un homme pressé –, je n’allais sûrement pas rater ça, depuis le temps que je lui dis de se mettre à la fiction !

Alors, voilà : croyez à un spécial copinage si ça vous chante, je vous dis, moi, que ce roman n’est pas petite chose sans importance. Une affaire sensationnelle [2] est à la fois un vrai roman, avec une intrigue qui tient bien en mains son lecteur (rendez-vous compte : dans un coin de province où jamais rien ne se passe, d’audacieux coquins ont subtilisé, avec la grosse Peugeot 402 marron de la Banque de France, toute la paie des usines du département !) et une improbable histoire d’amour entre un vieux garçon clerc de notaire, ancien héros de la France libre, Edmond Pavie, et une infirmière, Léonie Macaire, qui a depuis longtemps coiffé Sainte-Catherine, vouée, en bonne chrétienne, aux œuvres paroissiales (comment la passion va s’emparer de ces deux-là, comme une évidence longtemps dissimulée, n’est pas le moindre charme du livre…), mais encore un tableau fouillé jusqu’au moindre recoin de la topographie, de la vie et des mœurs de ce gros bourg des bords de Loire, cette ville de l’enfance heureuse, où le poète a choisi de revenir soigner ses blessures à l’heure où l’on croit distinguer le bout du chemin : Chalonnes, . «grosse montre tombée du gousset d’un marinier et arrêtée à une heure moins dix, si l’on en croit les deux aiguilles, ces deux grand-routes dont l’une s’en va vers Chemillé et l’autre vers Beaupréau, en partant du champ de foire carré. Vers les Mauges, plateau triste peuplé de vaches ennuyées et de paysans maussades, et tacheté de quantité de petites usines spécialisées dans la chaussure»Le décor ainsi planté ne désorientera pas les connaisseurs de son œuvre poétique, familiers des biefs et des trous de Loire, du chant des peupliers et des «femmes assises dans l’hiver». Mais il est encore autre chose, dans ce livre, qui ressemble à son auteur sur le fond et dans la forme : un hommage rendu à ce peuple, cette «peupleraie» dont il est issu, où il a grandi dans les années 1950 (époque où se situe l’action), humble et fier à la fois, dur à la tâche mais sachant emboucher les fillettes de layon [3] et goûter aux joies simples de la vie, soumis au rythme des saisons et respectueux des us de la République comme des coutumes de l’Église, formé en sa jeunesse au chant choral, au théâtre populaire, aux élans collectifs par la pratique du patronage (ici, belle figure du curé Coulie) et le militantisme des jeunesses agricoles chrétiennes…

Le tout écrit – entre deux tendresses, deux envolées lyriques – avec cet humour goguenard où les plus vieux lecteurs de Politis reconnaîtront sans peine l’auteur du «Malin Plaisir». Citons, simplement, ces quelques lignes de la 4e de couverture (qui, comme chacun ne le sait pas, est le plus souvent rédigée par l’auteur lui-même) : «Dans quelle mesure l’auteur se moque-t-il du monde ? Pourquoi prend-il le risque mortel d’écrire, en 2008, une histoire édifiante, populiste, régionaliste, naïve à beaucoup d’égards ? C’est une intéressante question. Comme de savoir pourquoi Edmond Pavie, gaulliste cantonal, vient emmerder la littérature.» Une «provocation anticontemporanéiste», comme il dit encore dans un entretien à la presse locale. Du pur Bertin ! Pourquoi ? Pour notre malin plaisir pardi !


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[2] Une affaire sensationnelle, Jacques Bertin, Le Condottiere, 206 p., 18  . Commande : Velen, Le Floride, 21, rue Alfred-Riom, 44100 Nantes. http://velen.chez-alice.fr.

[3] Que M. Bayrou ne s’alarme pas : en ces lieux, une fillette est une bouteille de petite contenance (33 cl), et le layon, le p’tit blanc local…


 

Bernard Langlois

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