Pierre Veilletet

Pierre Veilletet, romancier et journaliste, est l'auteur, entre autres ouvrages, de:

- Le Vin : leçon de choses
- Mari-Barbola
- La Pension des nonnes
- Bords d'eaux

A la jeune exégète

Préface à "Plain-chant, pleine page" (Arléa-Velen, 1992)
 

Lorsque l'existence aborde les étapes de montagne et ses terribles descentes, avec l'ombre derrière qui roule à tombeaux ouverts, lorsque le sentiment tragi-comique de la vie s'époumone en vain, nous sommes quelques-uns à savoir que l'heure est venue d'écouter un peu de Bertin. Dans ces moments-là, dans ces voitures d'amis, il y a une ou deux cassettes de lui dans la boîte à gants près des cigarettes, "il est toujours très tard et c'est toujours la nuit qui tombe".

Le chanteur Jacques Bertin serait-il un remède contre les dégoûts du monde, un léger anxiolytique à l'usage des âmes malmenées et insomniaques qui tournent en rond dans leur époque? Certainement pas, car il ne cherche guère à endormir sa clientèle, n'étant pas tout à fait un crooner, ni à l'assommer étant, moins encore, un rocker.

Peu après les événements de mai 68, les rescapés qui entendirent la voix de cet apprenti journaliste aussitôt versé à la rubrique des A.C.I. (Auteurs-Compositeurs-Interprètes) la distinguèrent au sein de la bouillie sonore industrielle dont on commençait à abreuver sons sillons. Luc Bérimont et quelques autres parrains virent dans ce jeune homme des bords de Loire le rejeton vocal de Jacques Douai, le filleul français de Félix Leclerc, le successeur désigné de la maison Brel. Dieu merci, ce n'était que Bertin.

Propulsé sur la voie royale, il dérouta les bonnes fées en empruntant des chemins de traverse qui n'étaient pas vraiment des raccourcis, et s'installa, fils de ses œuvres, loin de la concurrence. Après plus de vingt ans de tournées et une quinzaine d'enregistrements, l'artiste, ainsi qu'il se désigne de façon goguenarde lors de ses spectacles, n'a fait d'ombre à personne sur les écrans de télévision; il n'a pas davantage été mentionné dans les hit-parades pour une de ces citations au champ d'horreur qui anticipent presque fatalement sur la disparition tragique et subséquente du héros d'un chart. L'artiste, donc, est indemne de ces brefs accès de gloire épileptique, de ces petites secousses de la notoriété, sans doute agréables dans l'instant où ils se produisent. Pour autant, son œuvre ne s'est pas abîmée dans l'hermétisme hautain, ni l'amertume fielleuse qui constituent, avant le silence, l'ultime parade contre l'incompréhension du public. Le cas mérite qu'on s'y arrête tant il est révélateur d'une opinion endormie par les ronronnements du tout ou rien.

Parmi les jeunes gens armés d'une guitare qui firent leurs débuts Chez Georges ou au Bateau ivre, rive gauche à Paris, certains ont disparu de la scène ou vivotent sur une peau de chagrin. D'autres, comme Bernard Lavilliers, en changeant de rive et d'allure, ont réussi à toucher le plus grand nombre. Pour les premiers, souvent captifs de leurs tics et du vide qui s'est créé autour de leurs personnes, il existe peu d'issues. L'auteur-compositeur-interprète "à textes", genre qui a fourni ses plus grands noms à la chanson française d'après-guerre (mais qui déjà se survivait), apparaît aujourd'hui comme une vieille lune. Quant aux seconds, eux seuls savent s'ils ont ou non sacrifié leur âme à leur carrière; en d'autres termes, si les vedettes qu'ils sont devenus ne sont pas les bourreaux de ce qu'ils auraient pu être.

Entre l'échec qui n'est pas toujours injuste, la malédiction qui n'est pas forcément voulue et la célébrité qui peut être méritée lorsqu'elle scelle la rencontre fortuite d'un talent et d'une attente, entre la guigne noire et le gros lot, la presse devenue myope, même la meilleure, ne fait pas de nuance. Ayant peu ou prou renoncé à toute fonction prospective ou critique, voire à la plus élémentaire curiosité, elle se borne désormais à ratifier des états de fait, volant inlassablement au secours du palmarès, tenant la comptabilité des ventes et la chronique de ce qu'elle appelle, lorsqu'une bouffée de mauvaise conscience l'embarrasse, des "phénomènes de société". (Le cinéma, les arts plastiques et, depuis peu, la littérature sont victimes de la même déroute, les chevau-légers de la critique ayant été pulvérisés par l'artillerie du marché.) Ainsi s'applique l'axiome commercial selon lequel il n'existe plus dans notre société communicante de talent méconnu… En dessous d'une certaine valeur marchande tout artiste est un fantôme.

Celui dont il est ici question se porte comme un charme. Il écrit, il compose, il chante en France et à l'étranger, accompagné des meilleurs musiciens (1). Les gens qui vont l'entendre l'écoutent. Ils ne tirent pas leurs briquets de leurs poches, ils rentrent chez eux pensifs.

Qui l'a vu sur scène comprend que Jacques Bertin ne songe guère à monnayer le statut du chanteur, être élu, seul dressé dans la lumière, dominant la masse indistincte. Il ne chercha pas davantage à établir une vague complicité sonore en partageant des sensations immédiates, en reproduisant un modèle de vibrations homologué. Il refuse cette espèce de fusion sentimentalo-pavlovienne à quoi se résume la plupart des spectacles. Il tient ses distances. Ce n'est pas froideur de sa part, mais volonté d'être considéré pour ce que l'on dit.

Cette forme de quant-à-soi nous remet en mémoire la distinction, établie par Julien Gracq (2), entre la situation que certains artistes font prospérer sitôt qu'ils l'obtiennent, et l'audience que quelques rares autres recueillent sans démarchage. La véritable audience exige une "adhésion donnée dans le secret du cœur" dit-il. Comment définir plus clairement la réserve intransigeante d'un Bertin, son refus du racolage? La chanson chez lui demeure avant tout l'expression d'un chant profond -autrement connu sous le nom de poésie.

Depuis sa retraite de Solesmes, un second voisin, Pierre Reverdy précise: "La poésie est le contraire du spectacle. Ce qui se voit, s'entend, se touche, est le domaine de l'homme poète et le nourrit. Mais ce qu'il en tire, la poésie, quand il atteint le degré de fusion nécessaire à la transmutation, c'est le résidu de la combustion au fond de la cornue et du creuset, c'est l'essence qui n'a plus du tout la forme ou la saveur des éléments concrets desquels elle est extraite. Elle est un nouveau concret. Ce que l'alcool est au vin, le parfum à la plante. Et le spectacle intérieur, s'il y a spectacle, ne peut avoir tout son effet qu'à l'intérieur. Il est inextériorisable sous peine de perdre toute vertu. Ce qu'il touche, remue, ébranle et émeut, n'est à sa vraie et juste place qu'au dedans (3)."

Fabriquée ainsi que les bonnes chaussettes pour vous transporter durablement, et non comme les briquets de tout à l'heure afin d'être jetés après usage, la poésie-chanson de Jacques Bertin supporte le passage au livre. La présente édition l'atteste. L'auteur lui-même proteste parfois, non sans argument, qu'une chanson étant un tout presque charnel, mots, sons et cordes vocales, sa version imprimée la désincarne; surtout que, dans ce cas, ni la musique, ni les subtils arrangements de Didier Levallet ne sont de simples condiments destinés à relever la fadeur du plat, surtout que la voix de l'interprète est magnifique. Il n'en reste pas moins qu'ainsi mises à nue et sous presse, plaquées sur la page comme on vous colle à un mur, dévisagées dans leur ensemble et scrutées en détail, les chansons de Bertin tiennent splendidement le coup. Ce retour au silence qui les a fait naître leur confère une séduction nouvelle, plus intérieure, un peu comme si, admis dans l'intimité d'une personne de connaissance, on lui trouvait alors des vertus supérieures, peut-être insoupçonnées. Ce qui tend à démontrer que la poésie est ce qui reste quand le chanteur s'est éclipsé.

Plain-chant, pleine pageParmi les textes rassemblés dans cet ouvrage, la plupart ont subi l'épreuve de la scène, d'autres sont inédits. L'homogénéité du corpus ne fait aucun doute. Il n'y a pas solution de continuité entre la poésie et la chanson, ni même entre les périodes respectives de leur genèse. Quelques variations de registre et de ton ne corrompent guère l'unité d'inspiration. Une seule voix singulière y rend compte d'un univers personnel. Si elle ne semble jamais monotone, trébucheuse ou complaisante, c'est que chacun peut reconnaître pour sienne l'émotion dont elle procède et qui, pareille à une houle, la porte en avant pour la renouveler.

Semblable poésie se tient à l'écart des recherches de laboratoire, de l'expérimentation formelle, des manipulations linguistiques; bref elle ne cède pas à cette tentation contemporaine de retourner le verbe contre lui-même, s'évertuant plutôt à exprimer, selon le conseil de Valéry, ce que signifient les sourires, les pleurs, les baisers. C'est une poésie de la réalité sensible et quotidienne qui traque humblement le sens de la vie, un peu à la façon pudique du troisième voisin, René Guy Cadou, le sens de la vie des gens, avec son cortège désordonné de rencontres, de chagrins, de petits bonheurs et d'amours contrariées, avec la mort "comme une bonne compagne pas trop dérangeante pour le moment". Le poète escorte et veille; il erre nuitamment autour des maisons qui ne lui appartiennent pas, il écoute le souffle des dormeurs et la respiration de la terre en train de rêver. Il respire le parfum bouleversant des jardins d'enfance dont nous sommes expropriés. Il tient le compte des chances qui nous restent et prophétise les drames afin que ceux-ci n'aient point lieu. Il est animé par la double volonté de mimétisme et d'intercession.

En somme, Jacques Bertin cherche à formuler l'essentiel, ces choses tues que les femmes et les hommes, en dépit de leurs simagrées et de leur feinte indifférence, aspirent à entendre un jour ou l'autre, et il module ces choses avec profondeur et gravité, avec humour aussi.

Nul n'est moins ennuyeux. Le plus souvent, il parle dans l'émotion, c'est-à-dire de telle manière que celle-ci et la force de l'expression qui la traduit restituent un moment de conscience aiguë, fulgurant, et peut-être douloureux à cause de cette précision. Une belle chanson, un poème, est-ce que ça ne devrait pas être toujours ce moment de conscience arraché à la confusion du monde?

D'un ami on ne peut exiger qu'il dépiaute une œuvre devenue si familière qu'elle fait partie de ses biens les plus chers. L'exégèse viendra plus tard, dès que le poète aura été enterré et que, selon l'usage, des spécialistes affirmeront qu'il est plus grand mort que vivant. Cette longue et savante étude sera l'hommage d'une jeune étudiante de vingt ans, qu'on verra de temps à autre porter une azalée au cimetière de Chalonnes. Excellente initiative car la femme et l'amour auront beaucoup inspiré le défunt. Non l'amour impeccable, découpé avec précaution et qu'on dispose entre les pages des anthologies des plus beaux vers de la langue française, mais l'amour trivial, l'amour périlleux et nécessaire, le désir violent, doux, incurable, vertige et dégoût, alcool, carburant sujet à pénuries qui vous laissent au bord des routes "cœur fatigué, moteur fragile". Par voie de conséquence, la femme n'est pas chez Bertin la madonne de vitrail au pied de laquelle on s'agenouille quand le choral est de Bach. C'est une compagne à jamais perdue dont l'absence crève le cœur; c'est une ennemi intime qu'on vénère et redoute; c'est une passante qu'on n'aura jamais parce qu'elle appartient à un autre homme ("Je suis ramasseur de vestes dans l'œil des belles"), parce qu'il est dans sa nature temporelle de nous faire défaut, parce qu'elle est à l'origine de l'antique déchirure. Moins que des femmes, il est question dans ces complaintes et ces disputes de la douloureuse, l'immémoriale et maudite séparation d'avec la femme.

L'enfance aussi a disparu mais elle inspire des œuvres plus élégiaques car il est possible d'y revenir faire un tour, d'en visiter les reliques. Le froid de l'hiver, la patience maternelle et les rituels domestiques, tout est à sa place dans une lumière précaire et sacrée (les enfants dorment "protégés du mal par un signe de croix".

Une fois quitté la paroisse et franchi les arches des Ponts-de-Cé, les puissances tutélaires s'évanouissent et la jungle commence. Le monde n'est pas très beau à voir, il faut cependant le regarder. Du journalisme, son second métier, Bertin a conservé le goût du témoignage, l'attention portée aux frémissements du siècle ("Poète, tu fais des vers avec l'actualité immédiate"). Certains de ces textes peuvent être lus comme des sortes de reportages où circule l'air qu'on respire depuis vingt ans et où palpitent encore les pulsions collectives d'une époque dont il livre les mots-clés… Pour qualifier cette veine, on a parlé de chanson militante. A tort puisqu'elle se tient à l'opposé même du slogan. "Engagée" conviendrait mieux dans la mesure où elle cherche, en effet, à engager violemment un coin dans la réalité, pour en faire craquer le vernis. Sa revendication est moins politique, dans l'acception partisane du terme, que morale: elle postule un respect absolu de la dignité et elle salue ce respect quand elle le rencontre. Je connais d'ailleurs peu d'hommes qui soient dans la vie de tous les jours aussi attentifs aux manifestations de la dignité humaine et qui se sentent aussi personnellement concernés par celle des autres.

A la jeune exégète qui viendra, je voudrais encore signaler quelques pistes ou thèmes récurrents chez son sujet de thèse.

Le fleuve est plus que récurrent, il est omniprésent, permanent voire héraclitéen. Certes il ment, et l'on peut y noyer ses espérances, mais c'est le cours d'eau des féeries de l'enfance, la Loire des gens de Chalonnes ("Toute ta vie est celle de ce fleuve dont tu sors").

S'ils étaient aussi reconnaissants qu'on les dit ponctuels, les Chemins de fer français devraient allouer au poète un titre de transport gratuit pour lui et sa descendance jusqu'à la troisième génération. En ces temps de catastrophes aériennes, peu d'œuvres, en effet, rendent un son aussi paisiblement ferroviaire. Quantité de trains, y compris d'étranges convois de choux-fleurs, la sillonnent: en provenance de Combourg ou de Dol, changer à Redon… directions: Bordeaux, Toulouse ou Tarbes… Et quantité de poèmes semblent nés de ces départs, de ces longs travellings latéraux et leurs rythmes, des stations dans les gares de triage où le petit matin donne à songer.

Au bout des voies, il y a les compagnons de route, demeurés fidèles, eux, au moins, mais trop rares et si lointains. L'amitié, "claie ouverte", éclaire de nombreuses chansons parmi les plus fortes. Gardienne de la pérennité, seule capable de résister à l'érosion du temps, l'amitié console -et prête, s'il le faut, à réjouissances… Spontanément lyrique et encline à la gravité, possédant même quelque chose de religieux dans certains de ses accents, l'expression, chez Bertin, est ainsi traversée à intervalles réguliers, par des bouffées de truculence, un régal pour l'amateur d'ironie sarcastique, de fantaisie, de dérisions joyeuses; mais peut-être Les tarés, La fille dont auquel, ou Ma vie, mon œuvre requièrent-ils plus que d'autres textes la présence du chanteur.

Le voyage incertain et les aléas de l'amour, les terres d'enfance et les territoires à libérer, le deuil et la gloire de la vie, chacune de ces sources d'inspiration sont les variations, les échos, les affluents d'un thème majeur. Il existait une unité -nous le savons d'instinct- puisque nous sommes tenaillés par le désir de la retrouver, et elle a volé en éclat. La poésie de Bertin souffre d'harmonie perdue. Voilà pourquoi elle raconte l'angoisse de la séparation, de la fraternité brisée, de tout divorce ici-bas. Elle diagnostique "la vieille fêlure dans la coque" et recourt volontiers à l'image, ô combien symbolique, du cercle que quelque chose ou quelqu'un menace de rompre, cercle de famille, cercle des amis, cercle des lampes allumées au cœur de la nuit. La poésie est l'un de ces fragiles cercles, de ces îles du salut puisqu'il lui est donné licence, comme le suggère Paroisse, de restaurer l'harmonie par la grâce du chant:

Tu fermes la radio. Tu montes en faisant attention
Vers un endroit que je t'ai préparé dans ma mémoire
Et qui s'est détaché de moi pour vivre, comme une chanson
Où tu es bien parce qu'on ne nous séparera pas.

Comme les plus nourricières, la poésie de Jacques Bertin renvoie donc sans cesse à elle-même et à l'extérieur d'elle-même, dans un flux d'échanges et d'influences mutuelles qui entraîne à son tour celui qui s'y prête, car ce jaillissement n'a d'autre objet que de transformer le monde… Même lorsqu'elle broie du noir, elle en extrait des couleurs. Elle échappe au désespoir par une adhésion sans relâche à la vie, ainsi la vie seule est-elle son "œuvre complète".

La poésie de Jacques Bertin nous fait le cœur vaste et le sang vermeil, parce que nous la sentons réveiller en nous la vieille vertu dont on voudrait nous détourner: la ferveur, mon ami, la ferveur.

Pierre Veilletet
 


(1) Didier Levallet, Siegfried Kessler, Michel Roques, Michel Devy, Reinhardt Wagner, en furent, entre autres...

(2) La littérature à l'estomac, Editions José Corti. Notons pour l'anecdote que Julien Gracq est de Saint-Florent-le-Vieil et son cadet de Chalonnes, deux bourgs des bords de Loire, distants d'à peine quelques kilomètres, qui subissent l'attraction mélangée de la Bretagne, de l'Anjou et de la Vendée.

(3) En vrac, Editions du Rocher.